21 février 2024

Témoignage – Le rôle crucial des associations dans l’action sociale, face à la fragilisation des valeurs constitutives de la justice sociale : le témoignage d’Interlogement93

Chaque année, le 20 février, est célébrée la Journée mondiale de la justice sociale. Définie par l’Organisation des Nations Unies comme « l’égalité des droits pour tous les peuples et la possibilité pour tous les êtres humains sans discrimination de bénéficier du progrès économique et social partout dans le monde », la justice sociale est le cap vers lequel les politiques doivent se diriger.

En cette journée, ISM Interprétariat exprime et partage l’inquiétude des autres associations, face aux réalités du terrain en France, démontrant l’aggravation de la précarité sociale et les atteintes portées aux valeurs constitutives de la justice sociale : aggravation de la pauvreté (Rapport « Etat de la pauvreté en France 2023 » du Secours Catholique-Caritas France), accroissement du nombre de personnes sans solution d’hébergement (Rapport « L’état du mal-logement en France 2024 » de la Fondation Abbé Pierre), fragilisation de l’action sociale et dégradation des conditions du travail social, difficultés d’accès à la prévention et aux soins, renforcement de la fracture numérique, etc.

De cette aggravation de la précarité sociale, les interprètes de notre association en sont également les témoins au travers de leurs missions réalisées chaque jour aux côtés des travailleurs sociaux.

La tentative d’inscription dans la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » d’une préférence nationale, discriminant les personnes étrangères dans l’accès à des prestations sociales, est venue cristalliser l’atteinte aux principes de justice sociale. Malgré le soulagement du rejet de cette inscription par le Conseil Constitutionnel dans sa décision du 25 janvier 2024, la tentative de mesures contraires aux principes de justice sociale et la version finale du texte de la loi restent sources d’inquiétudes.

L’égalité des droits, fondement de la justice sociale et fierté de notre pays, recouvre l’accès aux droits effectif pour toutes les personnes, indépendamment de leur origine, de leur statut administratif, de leur langue. Pourtant, la barrière de la langue empêche trop souvent les personnes migrantes non ou peu francophones de pouvoir s’exprimer, de se faire comprendre et de comprendre les informations, les procédures et décisions administratives qui les concernent.

Malgré ce constat, la barrière de la langue, lorsqu’elle n’est pas instrumentalisée par certains courants politiques au service d’une logique de sélection entre les personnes migrantes, reste impensée. Dans la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » promulguée le 26 janvier 2024, le recours à l’interprétariat dans la procédure de demande d’asile n’a pas été rogné, sans pour autant être étendu.

Cependant, la création des pôles territoriaux « France asile », et la réforme du fonctionnement et de l’organisation de la Cour nationale du droit d’asile, avec la création de chambres territoriales, viennent questionner le recours à l’interprétariat. Aucune précision n’est faite sur les moyens organisationnels, humains et financiers mobilisés pour permettre le recours à l’interprétariat au bénéfice de toutes les personnes allophones en demande d’asile, sans rupture d’égalité.

C’est dans ce contexte, et dans son rôle propre, que notre association entend poursuivre ses actions d’interprétariat en milieu médico-social, les permanences d’écrivains publics, les renseignements juridiques par téléphone, qui permettent, aux côtés de nos partenaires des services publics et associatifs, de lever la barrière de la langue, de l’incompréhension, et d’accompagner des milliers de personnes allophones à travers la France.

Parmi nos partenaires, les associations investies dans l’accueil, l’accompagnement et l’accès aux droits des personnes vulnérables, en ce qu’elles alertent, dénoncent, agissent, contribuent à changer les politiques, les pratiques, les regards, jouent un rôle crucial.

Interlogement93 est une association de réseau luttant contre l’exclusion sociale et la précarité dans le département de la Seine-Saint-Denis. Les associations membres agissent dans le champ de l’accueil, de l’hébergement, de l’insertion, de l’accompagnement des jeunes, des mères et de leurs enfants, et de mission locale. Maxence Delaporte, Directeur Adjoint, témoigne des constats d’Interlogement93 sur la précarité sociale des personnes accompagnées et de ses actions :

 

Quels sont vos principaux constats du terrain sur la précarité sociale des personnes accompagnées par les associations membres du réseau ?

Depuis la fin des mesures d’exception liées à la crise sanitaire (été 2021), nous observons une augmentation constante de personnes sans abri et sans domicile restant sans réponse à leurs demandes de prise en charge. Par ailleurs, nous savons qu’un grand nombre de ces personnes ne sollicitent plus nos services, notamment les personnes isolées et les couples sans enfant, parce que nous n’avons aucune réponse à leur proposer.

Durant l’été 2023, l’Etat a annoncé des mesures de restrictions budgétaires immédiates entrainant la suppression de 1 000 places de mise à l’abri pour le seul territoire de la Seine-Saint-Denis. Depuis cet été, l’Etat a aussi acté la réduction drastique des critères de priorisation du 115 à destination des personnes sans abri aux seules femmes victimes de violences conjugales, femmes enceintes de plus de 7 mois et femmes avec des nourrissons de moins de 3 mois.

Au-delà des directives de l’Etat, nous rencontrons de grandes difficultés à capter des disponibilités hôtelières pour prendre en charge ces personnes (y compris dans les plafonds qui nous sont impartis) et la création de nouvelles places en centre d’hébergement est contrariée par une opposition systématique des maires de certaines communes (de plus en plus nombreux). Ces oppositions politiques au développement de solutions sont aussi très prégnantes sur la construction de logements sociaux qui a rarement été aussi faible que ces dernières années, malgré des besoins toujours plus importants.

La chaine de prise en charge étant saturée à tous les niveaux, les perspectives ne sont pas du tout sources d’espoir.

 

Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les travailleurs sociaux des associations membres du réseau ?

L’absence de réponse du SIAO [ndlr : Service Intégré d’Accueil et d’Orientation] est un problème majeur que rencontrent les travailleurs sociaux du réseau Interlogement93, mais cette difficulté d’accès au droit d’hébergement et au logement n’est pas la seule.

L’accès aux autres droits est souvent conditionné par une résidence stabilisée : domiciliation, suivi social, suivi médical, scolarisation, aide alimentaire, etc.

 

Quelles sont les vulnérabilités particulières des personnes migrantes et des personnes migrantes allophones accompagnées par les travailleurs sociaux des associations membres du réseau ?

Le cas des personnes étrangères est encore plus problématique, notamment pour les personnes dont la situation administrative n’est pas régulière. Celles-ci sont clairement identifiées dans le discours politique comme responsables de la situation de saturation du dispositif d’hébergement d’urgence, alors que nous alertons les pouvoirs publics depuis plus de dix ans sur la nécessaire régularisation administrative dont doivent bénéficier ces personnes, notamment celles qui travaillent depuis des années dans les secteurs en tension (bâtiment, hygiène/entretien, restauration, garde d’enfants, aide aux personnes, etc.).

L’Etat paie aujourd’hui les effets cumulés de l’absence de régularisation de ces personnes et de la numérisation des services préfectoraux obligeant un grand nombre de ces personnes (de fait en situation irrégulière) à mobiliser des places d’hébergement alors qu’elles pourraient occuper un logement et payer des impôts.

Concernant les personnes allophones, elles cumulent une difficulté supplémentaire à celles de la population francophone.

 

Quelles sont vos recommandations / vos actions (terrain et plaidoyer) en réaction à ces différents constats ?

Nous plaidons pour un desserrement immédiat des places d’hébergement d’urgence, un plan d’action ambitieux pour la construction massive de logements sociaux, notamment dans les communes carencées, et une attention particulière portée à la régularisation des personnes étrangères pour : travail, raisons médicales et les personnes proches des critères actuels de régularisation (enfants scolarisés, durée de résidence, etc.). Bref, tout le contraire de ce qui est en train de se passer…