31 mai 2024

Témoignage – Journée de l’Europe : regards croisés entre la France et la Belgique sur l’asile et la barrière de la langue

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La Journée de l’Europe, célébrée chaque année le 9 mai, est l’occasion de projeter son regard au-delà des frontières françaises, projection d’autant plus importante quand il s’agit de l’application du droit d’asile et du respect des droits fondamentaux des personnes migrantes.

Depuis plusieurs années, les Etats et les institutions de l’Union Européenne discutent de la réforme du régime d’asile européen commun, appelée « Pacte sur la migration et l’asile », un ensemble de différents textes posant des règles européennes communes d’application de la politique migratoire et d’asile dans les Etats membres.

Le 10 avril 2024, le Parlement européen a voté la réforme du Pacte, suivi par l’approbation formelle du Conseil de l’Union européenne le 14 mai 2024, soulevant les inquiétudes et les critiques de nombreuses organisations de la société civile à travers l’Europe. Pour ces organisations, le Pacte confirme la régression du droit d’asile, face à la consécration d’une « Europe forteresse » avec notamment le renforcement d’un système d’enfermement aux frontières ou encore du système d’information Eurodac, au sein duquel seront stockées les empreintes et images faciales des personnes, dès l’âge de 6 ans, arrivées irrégulièrement en Europe.

La réforme interroge ainsi le respect de nombreux droits et garanties, et plus globalement l’effectivité même du droit d’asile sur le sol européen. Parmi ces droits et garanties, il est intéressant de se questionner sur la place accordée, ou non, aux enjeux de la barrière de la langue dans l’accès aux droits, dans la compréhension des procédures.

En France, les enjeux liés à la levée de la barrière de la langue sont toujours absents des débats politiques. Le droit français est particulièrement restreint en matière de recours à l’interprétariat : au-delà des prescriptions européennes (certaines étapes de la demande d’asile, situations de privation de liberté, procédures pénales et civiles), il n’existe pas d’obligation de recourir à l’interprétariat dès lors que des personnes migrantes ne maîtrisent pas ou peu la langue française, dans le champ de la santé ou encore du social.

Pendant la procédure d’asile, dépassant les obligations existantes de recours à l’interprétariat, lors de l’entretien personnel à l’Ofpra et de l’audience devant la Cour nationale du droit d’asile, le recours à l’interprétariat devrait être organisé à d’autres moments clés de la procédure, notamment pour la constitution du récit de craintes de persécution en cas de retour dans le pays d’origine.

De plus, même si le recours à l’interprétariat dans la demande d’asile n’a pas été restreint par la loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » du 26 janvier 2024, la réforme du système de l’asile viendra inévitablement modifier les conditions dans lesquelles les personnes devront mettre en mots leur exil, et donc impacter les interventions des interprètes.

Qu’en est-il dans d’autres pays européens ? En Belgique, l’association SeTIS (Service de Traduction et d’Interprétation en milieu social) Bruxelles poursuit l’objectif général de faciliter la communication entre les intervenants des services du public et du secteur non-marchand, et une population d’origine étrangère ne maîtrisant pas ou peu le français. Nicolas Bruwier, Responsable des Relations extérieures et de la qualité, témoigne des pratiques et enjeux du recours à l’interprétariat en matière d’asile sur le territoire belge :

 

Pourriez-vous présenter votre association et ses principales activités en quelques mots ?

Le SeTIS Bruxelles dispose d’un ancrage territorial sur la région bruxelloise et intervient dans 43 langues différentes. Nous réalisons en grande majorité des interventions en présentiel (90% du volume de nos activités). Nous travaillons avec des interprètes salariés et nous sommes un organisme subsidié à 75%.

Nos principaux secteurs d’intervention au cours des trois dernières années ont beaucoup évolué. Durant l’année 2023, l’un des principaux secteurs d’intervention a été le secteur de l’emploi, par le biais de l’Agence régionale de l’emploi, appelée « Actiris », qui a porté de nombreuses actions en 2022/2023 dans le cadre de l’accueil des réfugiés ukrainiens. Cependant, il faut souligner que cette tendance n’est pas représentative d’un secteur important d’interventions depuis plusieurs années.

Un autre secteur important d’intervention est celui de l’accueil et de l’intégration, que nous entendons par l’accueil des personnes jusqu’à la reconnaissance d’un statut avec droit au séjour et à l’intégration qui se fait par la suite.

De plus, autre secteur important d’intervention pour notre association est celui de la santé, qui est divisé en trois thématiques : 1. santé somatique (les hôpitaux, les maisons médicales, les services de soins généraux) ; 2. prévention santé (Office de la naissance et de l’enfance, planning familial) ; 3. santé mentale (services de santé mentale, hôpitaux psychiatriques).

 

Quel est l’état du droit et des pratiques en matière de recours à l’interprétariat dans le parcours de demande d’asile en Belgique ?

Dans le parcours de demande de protection internationale, l’accueil se fait par Fedasil, l’Agence Fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile. Fedasil a pour mission de structurer l’accueil matériel des personnes et de fournir les conditions matérielles et financières. Le centre bruxellois de Fedasil est le centre fédéral d’arrivée pour toutes les personnes qui ont présenté une demande de protection.

La demande administrative de protection est déposée auprès de l’Office des étrangers, qui délivre les décisions de reconnaissance de protection, et l’institution chargée du devoir d’enquête est le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides (CGRA).

Pour la mise en œuvre de leurs missions, l’Office des étrangers et le CGRA ne font pas appel à des structures d’interprétariat en milieu social. Elles font appel à des interprètes qu’elles ont choisis elles-mêmes, des auto-entrepreneurs. Nous ne connaissons pas la liste de ces interprètes, ni leur parcours de formation. C’est une grosse opacité.

En cas de recours, le Conseil du Contentieux des Etrangers est saisi. Cette institution utilise aussi une liste d’interprètes, mais nous ne savons pas s’il s’agit de la même liste utilisée par l’Office des étrangers et le CGRA.

Le recours à l’interprétariat est prévu de manière obligatoire en Belgique à l’Office des étrangers, au CGRA, au Conseil du Contentieux des Etrangers, et pour les procédures pénales et civiles. Pour Fedasil, le recours à l’interprétariat repose sur une base volontariste de leur part.

 

Pourriez-vous nous expliquer comment se déroulent les interventions des interprètes pendant la demande d’asile ?

Dans le centre d’arrivées de Bruxelles de Fedasil, il y a de nombreuses interventions d’interprètes. Ces interventions se réalisent pour des séances d’informations individuelles sur le parcours de la personne, comment cela va se dérouler, quelles sont les règles et le fonctionnement de la structure, etc.

Ensuite, il y a un entretien de « screening » social et médical, afin de faire un bilan sur la situation de la personne : sa situation familiale, son état psycho-médical. Cela permet d’évaluer les besoins en termes de santé physique et de santé mentale. Il faut reconnaître ici une politique volontariste de la part de Fedasil pour prendre en charge les besoins des personnes.

C’est la première phase. Ensuite, dans la deuxième phase, la personne est orientée vers un centre d’accueil de Fedasil ou de l’un des organismes mandatés, comme la Croix-Rouge ou d’autres opérateurs associatifs ou privés plus petits. Il faut noter que les pratiques de recours à l’interprétariat sont hétérogènes dans les centres d’accueil, il n’existe pas de ligne directrice constante. 

 

Selon vous, quels sont les freins, les enjeux qui entourent le recours à l’interprétariat en Belgique ?

Le frein principal est l’opacité du système, qui va au-delà de l’opacité qui règne pour le recours aux interprètes. Cette opacité du système de l’asile est volontaire : c’est une volonté de ne pas en dire trop, de ne pas inclure les associations dans les échanges.

Un fort enjeu est aussi celui d’avoir un cadre de formation pour les interprètes qui interviennent dans toute la procédure d’asile. Ce cadre de formation doit être uniformisé, connu de tous. De plus, le recours aux interprètes devrait être renforcé dans tout le parcours de demande de protection internationale : dans le cadre légal de la demande et aussi pour tout ce qui est connexe (santé, santé mentale, parcours d’intégration, etc.).

Sur ce terrain, nous sommes déjà engagés dans un rassemblement d’acteurs belges francophones sur la définition d’un parcours de validation des compétences, dans un souci de mutualiser nos efforts.

Par ailleurs, il y a le besoin de renforcer la compréhension du métier d’interprète, afin de démystifier la pratique du métier, faire savoir que l’interprète formé répond à un code de déontologie.

 

ISM Interprétariat remercie l’association SeTIS Bruxelles pour ce témoignage.