11 décembre 2023

Témoignage – Interpréter lors d’une rencontre entre soignants français et ukrainiens sur les traumatismes de guerre

D’ordinaire discrète sur son travail en tant qu’interprète français-ukrainien, Jeanne CHUGUNOVA raconte une mission marquante qu’elle a effectuée au Centre Primo Levi à Paris en octobre 2023. Dans cet article, elle partage son expérience auprès d’une équipe soignante ukrainienne spécialisée dans la réparation des traumatismes liés à la torture, la violence et la captivité. Elle met notamment en lumière les conséquences psychologiques de la guerre en Ukraine et les efforts déployés par les professionnels de la santé pour aider les victimes ainsi que l’importance du recours à l’interprétariat en santé mentale.

 

Quel était le contexte de cette mission d’interprétariat spécifique ?

En tant qu’interprètes, nous intervenons régulièrement au sein du Centre Primo Levi, association dédiée au soin et au soutien des personnes victimes de la torture et de la violence politique exilées en France.

En octobre 2023, nous étions trois interprètes à participer à un événement peu commun. Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine, le 24 février 2022, le service de psychiatrie de l’hôpital de Lviv, situé à l’ouest du pays et dirigé par le Dr Oleh BEREZYUK soigne militaires et population civile en état de stress post traumatique, victimes également de ce que l’on appelle les « maux invisibles ». Face à l’arrivée massive de victimes, les médecins ukrainiens ont rapidement dû se former auprès de praticiens internationaux afin de développer des protocoles de soins spécifiques.

Depuis les premiers mois du conflit, le Centre Primo Levi, en partenariat avec l’université de Yale aux États-Unis, partage son expérience avec les équipes du Dr BEREZYUK. C’est dans le cadre d’une nouvelle rencontre entre les professionnels du Centre Primo Levi et l’équipe soignante ukrainienne que nous avons effectué une mission d’interprétariat pour lever la barrière de la langue.

 

En quoi consistait exactement votre intervention ? Quelles sont les spécificités de ce type d’interprétariat ?

Les échanges entre psychiatres, psychologues, thérapeutes manuelles, art-thérapeute ukrainiens et leurs homologues français ont été extrêmement intenses et enrichissants. Mes collègues et moi avons découvert le thème le jour même de notre intervention. Il a fallu dès les premières phrases s’imprégner du nouveau vocabulaire technique, car les échanges ont démarré sur les chapeaux de roues. Contrairement à un interprète de conférence, l’interprète de liaison n’a pas toujours le temps de se documenter en amont de sa mission. Heureusement, j’ai rapidement maitrisé le sujet car depuis deux ans, j’interviens fréquemment en santé mentale dans les Centres médico-psychologiques (CMP) et dans les services psychiatriques de plusieurs hôpitaux. En revanche, c’était pour moi la première fois qu’un spectre aussi large de troubles psychiques était abordé.

 

Parmi tous ces mots de lexique, quel terme avez-vous le plus traduit lors de ces échanges ? Quelle est sa définition dans ce contexte ?

Le mot clé de cette rencontre a été : stress post-traumatique (SPT). C’est le mal dont souffrent la plupart des patients en psychiatrie en situation de guerre.

Selon le Dr BEREZYUK et ses équipes, les militaires blessés et les victimes civiles ne présentent pas les mêmes symptômes face au SPT. Les militaires, blessés par obus ou amputés, souffrent plutôt de cauchemars, de flash-backs, d’anxiété, de troubles d’humeur, parfois même d’agressivité.

Les civils ayant subi des tortures ou ayant été détenus en otages, restent, quant à eux, plutôt silencieux, dépressifs et se renferment sur eux mêmes. Ils ne se plaignent pas et ne demandent pas d’aide. Cela rend assez difficile le diagnostic des troubles chez ces patients d’apparence calme, mais en grande souffrance intérieurement.

Il a donc fallu apporter des réponses différentes à ces deux catégories de patients. Dans les deux cas, il s’agit d’éviter à tout prix de laisser une victime s’isoler. Il faut entourer, soutenir, parler, faire parler, mettre les mots sur les maux. C’est la seule façon d’aider à la reconstruction.

 

Que retenez vous de cette expérience professionnelle inédite ?

Je suis fière d’avoir contribué à cette rencontre, en traduisant les enjeux de la prise en charge des traumatismes psychiques causés par la guerre. J’ai également énormément apprécié être témoin d’une telle initiative de collaboration internationale visant à aider et à accompagner ces victimes.

 

> Presse : pour aller plus loin sur le sujet (Mediapart)

> Pour en savoir plus sur l’interprétariat en santé