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Regards croisés – Le récit de vie dans la demande d’asile : une traduction administrative en oubli du vécu de l’exil ?

La Journée internationale de la traduction, célébrée le 30 septembre, est l’occasion d’aborder les enjeux de communication, tant orale qu’écrite, dans l’accès aux droits des personnes migrantes, et de valoriser le rôle pivotal assuré par les métiers linguistiques, les interprètes et les traducteur.rice.s professionnel.le.s.
Qu’il s’agisse de répondre à des besoins vitaux, de prendre rendez-vous avec un.e professionel.le de santé, ou encore de s’inscrire dans une procédure de demande d’asile, l’accès à l’information et à la compréhension est crucial à différents moments de la vie, afin de faire valoir ses droits. Pourtant, cet accès est bien souvent un parcours semé de barrières et de difficultés, parmi lesquelles la barrière de la langue pour les personnes maîtrisant peu ou pas la langue française, à laquelle s’ajoutent de lourdes exigences administratives.
La rédaction du récit de vie dans la procédure de demande d’asile : une étape clé insuffisamment accompagnée
Jusqu’à la loi immigration de janvier 2024, une fois la demande d’asile enregistrée dans un Guichet Unique de Demande D’Asile (GUDA), l’introduction de la demande auprès de l’OFPRA implique de remplir par écrit en français un formulaire. Dans ce dernier, le/la demandeur.euse d’asile doit expliquer les motifs de sa demande de protection, en rédigeant un récit personnalisé et circonstancié sur les événements à l’origine du départ, sur les craintes de persécutions en cas de retour dans le pays d’origine. C’est sur ce récit de vie que repose l’entretien personnel avec un Officier de protection de l’OFPRA, et l’éventuelle audience devant la CNDA.
Nombreuses sont les personnes qui, ne maîtrisant pas suffisamment la langue française et ne pouvant pas bénéficier d’un accompagnement adapté et suffisant, en raison d’un manque de moyens des structures voire d’une absence d’accompagnement – la couverture des besoins de personnes en demande d’asile n’était que de 42% de personnes hébergées dans le Dispositif National d’Accueil sur le nombre total de personnes ayant enregistré une demande d’asile en France au 31 décembre 2023 -, font appel à des connaissances ou à des compatriotes établis en France, devenus « rédacteurs de récits ».
Faute de soutien, ils/elles dépendent de ces réseaux informels pour partager des conseils et des expériences. Cependant, il en résulte que les récits sont éloignés de leur vécu, cherchant davantage à fournir une version vraisemblable, crédible et répondant aux critères de protection. Ces « faux récits » alimentent inévitablement des stéréotypes négatifs sur les personnes exilées et peuvent nuire à leur demande.
La loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » du 26 janvier 2024 porte la création de pôles territoriaux « France d’asile », qui ont vocation à se substituer aux GUDA. Dans ces pôles, la nouveauté est l’introduction accélérée de la demande d’asile auprès d’un agent de l’OFPRA, avec pour objectif de réduire les délais d’instruction. Cette réforme interroge l’accompagnement des personnes exilées et la préparation à ce premier échange rapide avec un agent de l’OFPRA, durant lequel des attentes narratives et administratives se joueront déjà.
Le contenu du récit de vie : dire et traduire une histoire à la fois reconnaissable, dans un contexte plausible mais en même temps unique, sous le regard de Samson, interprète en amharique, tigrigna et anglais
La situation politique de la Corne de l’Afrique, dont je suis originaire, est marquée par une instabilité chronique. Le Soudan, le Soudan du Sud, l’Éthiopie, la Somalie, l’Érythrée et le Kenya, aucun de ces pays ne connaît une paix durable. De vastes territoires sont déchirés par des guerres intestines entre le pouvoir central et d’innombrables factions rebelles, entraînant des déplacements massifs de populations, parfois de régions entières. Le profil des individus poussés à l’exil a ainsi sensiblement évolué. Ce ne sont plus uniquement des militants politiques affiliés à un parti, évoluant dans un environnement urbain ; aujourd’hui, nombreux sont ceux qui viennent des zones reculées.
Pour un opposant politique, instruit et avec un parcours clairement établi, il est relativement facile de répondre aux interrogations d’un Officier de protection de l’OFPRA lors de l’entretien personnel. En revanche, pour les personnes originaires de zones de plus en plus reculées, souvent peu éduquées, il leur est difficile d’apporter des réponses aussi claires. Ce sont souvent des dommages collatéraux, victimes de guerres fratricides, des déplacés qui ignorent ce qui est en jeu dans leur pays d’origine.
Pourtant, il leur est demandé de situer leur récit dans le temps, en décrivant une succession chronologique d’événements, dans le contexte historique et politique de leur région d’origine, d’évoquer des événements, des régimes ou des conflits reconnus et documentés. En même temps, ils doivent intégrer des détails personnels qui rendent leur histoire unique, comme des anecdotes familiales, des traditions culturelles ou des moments marquants qui ont façonné leur identité.
Pour bon nombre de personnes, qui n’ont jamais eu affaire à un bureau d’état civil, une simple question sur le lieu de naissance, question pourtant claire et limpide pour l’Officier de protection, peut s’avérer complexe. On peut naître chez soi, dans la maison familiale, et il est possible que la famille ait été déplacée pour diverses raisons. Ainsi, on ne se limite plus à un lieu naissance précis ; on s’attache davantage à la région d’appartenance familiale, celle où l’on a été élevé. Et ce lieu devient alors le socle familial auquel on s’identifie.
De plus, le rapport et l’usage du temps sont souvent différents de la conception de l’administration française et les personnes doivent convertir un calendrier différent, celui de leur pays d’origine (par exemple l’Ethiopie), et s’approprier le calendrier européen. A cela s’ajoute un temps d’instruction de plus en plus réduit, ce qui peut aboutir à une expression désincarnée, assez éloignée d’un récit personnalisé.
Comment, dans ces conditions, se raconter, écrire ou faire écrire un récit de vie ? Comment rendre le mystère moins mystérieux, substituer un monde lointain, presque fantomatique, par un autre plus visible et lisible ? Finalement, il existe bien souvent un écart considérable entre le récit de vie écrit, un document très formalisé et conditionné, et l’expression orale du parcours d’exil. Cependant, le commun est que tout cet univers inconnu sera gommé, lissé, pour aboutir à quelque chose de plus vraisemblable.
Certain.e.s obtiendront la protection, d’autres non, mais, à coup sûr, leur vécu intime et ces lieux mystérieux resteront à jamais cachés, enfouis dans les profondeurs de leur mémoire. Ces personnes n’auront livré qu’un semblant de récit plausible.
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