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Regards croisés – L’accès aux droits des personnes migrantes piégé dans un décalage entre les politiques et les réalités du terrain : l’oubli de la barrière de la langue en exemple
Chaque année, le 18 décembre, Journée internationale des personnes migrantes, est l’occasion de réaffirmer l’importance de l’accès effectif aux droits fondamentaux, sans discrimination. Cette affirmation est d’autant plus cruciale lorsque les risques et atteintes aux droits se matérialisent aux échelles internationale, régionale et nationale.
A travers le monde, les routes migratoires se révèlent de plus en plus dangereuses, année après année, comme en témoignent les données des Nations Unies sur les décès et disparitions de personnes migrantes, à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique ou encore en Méditerranée centrale.
Pourtant, en 2018, lors de la signature du « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », plus de 150 Etats s’étaient engagés à développer une coopération répondant à une approche globale des migrations, tout en veillant au « respect, à la protection et à la réalisation des droits de l’Homme de tous les migrants, quel que soit leur statut migratoire, à tous les stades de la migration ». Lors du Forum d’examen des migrations internationales organisé en 2022 afin de regarder les progrès dans la mise en œuvre du Pacte, la volonté politique de répondre aux besoins des personnes migrantes n’était pas au rendez-vous.
Au sein de l’Union européenne, la réforme engagée du Pacte pour la migration et l’asile laisse présager des approches de l’asile et de la migration restrictives pour les droits des personnes étrangères, par le biais notamment d’un règlement organisant le « filtrage » des ressortissants de pays tiers aux frontières extérieures de l’Union européenne avec une généralisation des hotspots et du recours à l’enfermement.
En parallèle des politiques européennes, des pratiques de différents Etats européens entravent l’exercice des droits des personnes migrantes, et ce, en allant à l’encontre des principes de la Convention de Genève, dont ils sont pourtant signataires. Les pratiques et volontés d’externalisation du traitement des demandes d’asile par des pays tiers ne cessent de s’exprimer ici et là, à l’image de plusieurs pays européens qui ont demandé, en début d’année 2023, davantage d’accords d’externalisation avec des pays tiers. L’argument d’une « submersion de l’Europe » par un afflux de demandeurs d’asile est bien fragile, puisque les chiffres démontrent qu’une grande majorité des mouvements d’exil sont des déplacements internes au sein d’un même pays et des mouvements transfrontaliers dans les pays voisins.
En France, le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », voté le 14 novembre 2023 par le Sénat, avant d’être rejeté en séance publique par l’Assemblée Nationale le 11 décembre, est source de profondes inquiétudes, tant d’un point de vue de l’esprit du texte, que de celui de son traitement médiatique et des atteintes aux droits qu’il poursuit.
Ces inquiétudes sont celles d’acteurs associatifs engagés quotidiennement auprès des personnes migrantes, afin de leur garantir un accueil digne et un accès effectif à leurs droits, ainsi que celles de personnalités politiques, d’institutions, comme la Défenseure des droits, d’organisations syndicales, ou encore de nombreux citoyens, attachés aux valeurs fondamentales de l’accueil, de la solidarité et de la fraternité.
Le traitement médiatique du projet de loi, ainsi que les débats qui l’entourent, reposent pour la plupart sur des affirmations statiquement infondées. François Héran, titulaire de la chaire Migrations et sociétés, et Président de l’Institut Convergences Migrations, a réalisé un travail de vérification de faits majeurs de l’immigration, et a par exemple relevé que la migration familiale n’explique aucunement l’augmentation des délivrances de titres de séjour en France.
La barrière de la langue et l’interprétariat professionnel : un oubli en miroir dans les politiques
Les enjeux liés à la barrière de la langue, à la communication entre les services publics et les personnes allophones, sont trop souvent absents des débats politiques et juridiques, et plus largement des politiques publiques d’accueil et d’intégration de la France. Pour preuve : il n’y a quasiment pas un mot dans le projet de loi et ses débats sur la barrière de la langue, première de toutes les barrières. Il n’y a pas un mot sur l’interprétariat, alors que c’est une garantie en soi de l’accès aux droits des personnes migrantes allophones.
Lever la barrière de la langue, c’est lever la barrière de l’incompréhension, c’est permettre aux personnes migrantes d’accéder aux services publics, d’accéder à leurs droits, et de s’inscrire de manière effective dans un parcours d’intégration en France. Ce n’est pas juste un rouage opérationnel, c’est la condition substantielle à un accueil digne des personnes.
L’interprétariat professionnel ne s’improvise pas et ne s’accommode pas du recours à des tiers informels, ou encore à des outils en ligne de traduction. En miroir du manque de considération accordée à la barrière de la langue, le recours à l’interprétariat et le métier d’interprète professionnel de service public souffrent d’un manque de connaissance et donc de reconnaissance.
Afin de révéler les nuances de ce métier, Hélène B., interprète d’ISM Interprétariat, témoigne de son expérience et du regard qu’elle porte sur son métier :
Lorsque je suis arrivée en France, je n’avais même pas vingt phrases en français dans mon bagage linguistique. Les quelques années de vie étudiante s’ensuivaient avec des petits boulots. La précarité errait dans l’atmosphère. A l’hôpital, au centre de santé, à l’école, auprès des pompiers ou de la police aux frontières, dans les services juridiques, éducatifs, médicaux, ou administratifs, les migrants sont là et les interprètes d’ISM sont présents. Je suis interprète en milieu social et avec mes collègues nous sommes présents et nous travaillons dans mille et une circonstances différentes, face à des gens venant d’ailleurs et appelés « migrants », nous aussi, nous venons d’ailleurs. Trois groupes de mots définissent nos activités : un interprétariat, pour but social, et sous forme de dialogue à trois. Ces activités sont adaptées à la fois aux particularités des populations d’origine étrangère, dites migrantes, et aux différentes missions des services publics. Ces personnes migrantes : femmes, hommes, jeunes ou âgés, perdus, complexés, tristes, désespérés ou parfois joyeux, je les vois, je les entends, comme je me vois et je m’entends tous les jours. Sans parler des techniques et des principes fondamentaux du métier d’interprète en général, l’interprète en milieu social joue dans ce dialogue à trois un rôle invisiblement décisif. Il n’est pas décideur mais son interprétation pourrait être ou non correctrice d’un malentendu, d’un mauvais déclencheur d’émotion, d’une opposition insistée. Les attentes de chaque professionnel vis-à-vis de l’interprète changent en fonction de leur propre personnalité, de leurs interlocuteurs, et des circonstances. Non seulement la traduction des mots compte, mais aussi, la position, le ton, le regard de l’interprète font partie des composants de l’atmosphère. L’impartialité est un grand mot posé sur le dos de chaque interprète. Comment la porter pour qu’elle ne soit pas un poids de culpabilité ou d’indifférence ? Sophie Pointurier [ndlr : enseignante-chercheuse en traductologie] explique de l’impartialité n’est pas indifférence et que la notion peut être reliée à celle de la double alliance : l’interprète est avec l’un et avec l’autre. Cette double alliance fait sentir chaleur humaine, l’esprit du noyau du métier d’interprète en milieu social. J’ai choisi de maintenir cette chaleur, mais la difficulté est qu’elle ne doit être ni trop chaude, ni trop froide. Sans l’empathie, l’interprète ne peut pas assumer son travail en milieu social, face à la vie des migrants. Et avec l’empathie, l’interprète est très souvent affecté. Un jour, je n’ai pas pu continuer mon chemin, lorsque j’ai vu l’homme à qui je venais de traduire l’annonce du médecin qu’il pourrait mourir dans un an comme dans un mois. Il se déplaçait vers la sortie de l’hôpital, le regard figé. Je me sentais une voleuse responsable de ses derniers sourires disparus. Je m’asseyais sur un banc de métro, laissant me traverser une profonde tristesse après un long suivi psychologique très douloureux. Je pleure, parfois, une fois un appel terminé. L’interprète est loin d’être une « machine à traduire », ni un simple « outil de communication ». Originaire d’un pays d’ailleurs, assistant les services que fréquentent les migrants, l’interprète évolue avec sa propre expérience de vie. Dans un dialogue à trois de service public, l’objectif est de faire fonctionner. Les multiples appartenances culturelles de l’interprète permettent de faire fonctionner les traits d’union ou les passerelles.
Afin de faire résonner les voix des interprètes, de sensibiliser et de convaincre quant à l’importance d’un accueil digne et respectueux des droits, ISM Interprétariat est entrée dans la voie du plaidoyer. Dans ce chemin, l’association a développé des recommandations à destination des parlementaires sur le projet de loi immigration, en se positionnant sur ses domaines d’expertise, que sont l’intégration par la langue, la procédure d’asile et l’accès à la santé.
Sur l’intégration par la langue :
- La maîtrise du français doit rester un objectif à atteindre, assorti des moyens nécessaires et adaptés aux profils des personnes apprenantes et non pas être érigée en condition substantielle et préalable à l’octroi de la carte pluriannuelle et d’un titre de séjour fondé sur le regroupement familial.
- La possibilité d’apprendre la langue française devrait être permise dès le début de la procédure d’asile, c’est-à-dire durant la période d’instruction de la demande.
Sur la procédure d’asile :
- La création de pôles territoriaux appelés « France asile » et de chambres territoriales de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) doit s’accompagner de moyens adaptés et de ressources de qualité nécessaires à la hauteur des exigences de la procédure d’asile, dont l’interprétariat fait partie.
- La collégialité, en ce qu’elle concourt à fabriquer des décisions éclairées, doit être maintenue à la CNDA.
- Même s’il est prévu à certaines étapes de la demande d’asile, le recours à l’interprétariat doit être reconnu comme indispensable à d’autres moments capitaux de la procédure, lors de la détection de vulnérabilités et la constitution du récit du demandeur.
Sur l’accès à la santé :
- ISM Interprétariat recommande la suppression du projet de loi des modifications apportées au Code de l’action sociale et des familles qui visent à supprimer l’Aide Médicale d’Etat (AME) et un renforcement de l’accès effectif à l’AME et plus globalement de l’accès aux soins pour les personnes migrantes.
- Le recours à l’interprétariat professionnel, en tant que levier de respect des droits des patients (droit à l’information, droit au consentement libre et éclairé, droit à la confidentialité et au secret des informations) devrait bénéficier d’un caractère obligatoire pour tous les actes de soins dès lors que les patients ne maîtrisent pas suffisamment la langue française.
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