08 avril 2024

Désinfox – L’interprète professionnel en santé n’est pas remplaçable

Alors que ses évolutions, tant en termes de recours sur le terrain que de recommandations, témoignent d’une certaine reconnaissance de l’utilité du recours à l’interprétariat professionnel, la remplaçabilité de l’interprète professionnel en santé persiste. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer, parmi lesquels le manque de financement, le manque de sensibilisation des professionnels de santé, le renoncement à faire appel à des interprètes professionnels lié à la crainte, par des soignants souvent débordés, d’un temps supplémentaire de la consultation, l’utilisation d’alternatives à l’interprétariat professionnel et les préjugés qui peuvent l’entourer. Pourtant, l’interprète professionnel en santé n’est pas remplaçable.

Les alternatives à l’interprétariat professionnel : des illusions de communication aux multiples limites

Contraintes par manque de financement ou ne connaissant pas les règles déontologiques, les pratiques de collaboration et les modalités concrètes de recours à l’interprétariat professionnel, des structures de santé continuent de recourir à des alternatives. Si elles peuvent sembler utiles dans certaines situations, a fortiori dans des conditions de travail éprouvantes pour les soignants, ces alternatives comportent d’importantes limites.

Du recours à une tierce personne (membre de la famille, ami, membre de la communauté, collègue soignant bilingue), il peut en résulter une confusion des rôles, et donc une incompatibilité avec la déontologie de l’interprétariat. Le patient peut s’auto-censurer devant cette tierce personne, non soumise aux règles déontologiques précitées. Il ne suffit pas de parler une langue pour être interprète : la tierce personne n’est pas formée aux techniques d’interprétariat, ses connaissances linguistiques ne sont ni suivies ni évaluées.

L’utilisation d’une langue tierce supposée commune (l’anglais, le russe, la gestuelle) donne quant à elle une illusion de communication, porteuse de risques d’incompréhension, de contresens et d’approximation.

Pour les outils de traduction, comme les outils en ligne, leur fiabilité est relative, les spécificités linguistiques, sociales et culturelles ne peuvent pas être prises en compte et il est impossible de s’assurer de la bonne compréhension du message.

Les outils d’intelligence artificielle interrogent le recueil de paroles parfois douloureuses, parfois techniques, la transcription de la finesse et des nuances contenues dans les propos. Plus largement, leur utilisation remet en question la définition même d’un accueil humain de la personne et de sa parole.

Les préjugés sur l’interprétariat professionnel en santé : lever la barrière de la connaissance d’un métier à part entière

En plus du préjugé affirmant la remplaçabilité de l’interprète professionnel par des alternatives, l’un des principaux préjugés sur l’interprétariat professionnel en santé réside dans la croyance d’une perturbation du “colloque singulier” entre le professionnel de santé et le patient : le professionnel de santé pouvant craindre une perte de contrôle, de pouvoir, les rôles et le cadre de confiance sont à redéfinir.

Pour le docteur Denis Mechali, médecin, ancien chef de service à l’hôpital Delafontaine et membre du Conseil d’Administration d’ISM Interprétariat :

“L’idée d’une perturbation du “colloque singulier” médecin/patient par ce tiers extérieur que serait l’interprète résulte d’une confusion (de bonne foi) ou d’une manipulation (parfois). En effet, la relation suppose une confiance, et, pour s’installer, un face à face individuel est parfois nécessaire. Mais l’échange entre un “sachant” qui parle et un patient qui ne comprend pas ou mal est un “faux colloque singulier”. Et la réalité est alors inverse : l’interprète est deux fois important dans l’échange. Une fois en permettant que l’information à transmettre soit comprise, et une seconde fois parce que l’interprète par sa présence symbolise un respect apporté à la personne concernée”.

En effet, l’interprète, contrairement à une prénotion tenace selon laquelle il devrait s’astreindre à une stricte littéralité dans les propos interprétés, réalise un double décodage : décodage linguistique et culturel des propos en langue source, et décodage du vocabulaire médical à destination de la personne soignée, en fonction de son niveau de langue et de compréhension. S’il ne perturbe pas la consultation interprétée, il joue bel et bien un rôle dans l’accueil et la mise en confiance de la personne allophone.

L’enjeu de la formation et l’accompagnement des professionnels de santé, à la prise en soins de personnes migrantes, parmi lesquelles des personnes allophones, aux facteurs de vulnérabilité est crucial. Les bonnes pratiques de collaboration interprofessionnelle entre professionnels de santé et interprètes ne s’improvisent pas, elles doivent faire l’objet d’échanges et de partages. Des bonnes pratiques, il ressort l’importance de la construction d’un lien de confiance entre le professionnel de santé et l’interprète, et d’une connaissance, d’un respect des responsabilités et rôles de chacun.

Un autre préjugé important freinant le recours à l’interprétariat professionnel en santé est celui du coût financier supposé du recours. Le recours à l’interprétariat n’est pas seulement un financement supplémentaire à organiser dans un parcours de soins.

Même si cette question n’a pas été largement étudiée en France, l’analyse d’études menées aux Etats-Unis a démontré que :

« Le recours à un interprète professionnel a une incidence positive sur l’utilisation des ressources matérielles : les patients avec interprètes sont moins susceptibles de passer des examens médicaux inutiles et de recevoir des soins superflus que les patients avec des CLPA [connaissances limitées de la langue du pays d’accueil, NDLR] sans interprète. Le recours aux interprètes professionnels est donc un frein au gaspillage des ressources de l’hôpital, ce qui entraîne une diminution des coûts indirects à court terme par rapport à ceux découlant d’une prise en charge de patients avec des CLPA sans interprète.”

(Avantages et coûts du recours à un interprète professionnel en milieu médical : méta-analyse de 35 études menées aux Etats-Unis, Anne Delizée, Morgane Milcent, Christine Michaux, 2019).